Fuzzine. Tim Buckley. Titre «Icare».
Concept dépassé par trop d'errance, Tim Buckley ne semble pas devoir bénéficier d'un courtois retour d’ascenseur. Envisageable après la gloire éphémère de son rejeton. Ce qui évite aux VRP des «ma discothèque idéale» et autres «on nous a sponsorisé sous prétexte d'histoire» de prendre des risques. Vérifiez, on vous conseille RAREMENT Buckley senior. Soyons juste, il y a un monde entre la solennité unidimensionnel du fils, et l’œuvre déjanté que le père a pu livrer à son meilleur. Pour ma part, tout a commencé avec le premier, avant d’être vite déçu par cette matière brillante, mais totalement inerte. Le second est venu ensuite, d'abord avec d'excellents live posthumes (on y reviendra). Coté studio, j'avais entendu Starsailor (pas de chance) et étais peu enclin à en savoir plus. Pour tout vous dire, je le confondais un peu avec Tim Hardin, passé un temps. Entre folkeux torturés, on doit arriver à se comprendre. C'est, sans doute, ce que voulait me suggérer l'inconscient, qui guide le destin et les rencontres. Jeunot, l'air arrogant, mais encore un peu juste, voilà l'image donné par l'album (1966) inaugural de Tim Buckley. La formidable voix est déjà la, c'est l'atout principal d'un disque noyé dans des arrangements ultra pesants. Chansons courtes, où le staff d'Elektra tente à peu prés tout, voici l’œuvre la moins personnelle du chanteur. On l’abordera en connaissance de cause, surtout qu’après viendra un feu d'artifice aveuglant. Dans les récits effrayants de Lovercraft, traine toujours un être à la croissance surnaturelle, défiant Darwin et toutes les théories de l'évolution. En transposant dans un studio, vous obtenez Goodbye And Hello (1967). Vocalement Buckley n'a (déjà) plus rien à prouver, c'est le compositeur qui se révèle. Bien que typiquement de son temps (far out) la production cherche à donner une direction à ce talent si imposant. Pas à le bétonner dans un dolmen stylistique. Véritablement parées d'une noblesse de sang, les chansons rivalisent d'intelligence, oubliant systématiquement (pouah) de faire risette aux radios. Mélange risqué de poésie déchirée et de vision acérée. Alchimie à des kilomètres de ce qui, en Californie, imposait le flower power comme nouveau concept rentable. L'ensemble enfonce (mains dans le dos) les gros bras de la concurrence, Doors et Love compris. Laissant l'impression d'avoir trop longtemps levé la tête, et de peiner à rassembler ses idées, dans un état cohérent. Cette comète est la création d'un type de vingt ans, surdoué qui s'emmerde au fond de la classe. Quand les Rolling Stones vampirisaient l'acide, pour un résultat douteux, Goodbye And Hello en squattait l'apparence, et la réduisait esclave de sa force de conviction. Sublime, mais loin d’être simple à apprivoiser. Et si l'homme rigolait sur la pochette, celle de Happy Sad (1969) le voit franchement tirer la tronche. Tangiblement, c'est du folk qu'on ressent, mais du jazz qui arrive. Le climat est épais, un vibraphone s'extirpe et fait le forcing avec la guitare. De l'air, de la place, c'est sous ce mot d'ordre qu'a du être réalisée le mixage. En devenant un écran où le chanteur (limite funèbre parfois) grave ses ruminations dans la chair de l'auditeur. Terrible retour à la réalité, la souffrance s'insinue rapidement. Quand le soleil sera couché (et le sommeil une utopie) alors les tiraillements s'apaiseront. Génial communicant en malaise diffus, Buckley arrache des lambeaux d’indifférence, et vous (nous) transforme en mateurs avides. De savoir comment il va sortir de tout ce bazar psychique. Au cas où l'escalier de secours existe. Fantastique disque de déprime, magnanime jusqu'à éviter de porter le coup fatal. Laminoir d'ocre et de velours, mais mâchoires de plomb. Blue Afternoon (1969) franchit un palier, se stabilisant globalement entre atomisation et désintégration. Pas physique, simplement l'expression d'un gigantesque spleen. Avec Skip Spence, Barrett post Floyd et le Nick Drake de la fin, c'est l'album cercueil par excellence. Creuset brulant, où se côtoient des fantômes ravagés du citron, et l'impression que Buckley enregistre au bord d'un précipice. Rarement auditeur aura autant été exclu d'un disque. Regardez, écoutez, pour le reste silence. Bien loin, se déroule un spectacle sacrificiel, avec front contre les murs et hématomes internes. Le tout sur fond d'une musique complexe et âpre. Intéressante, mais aussi facile à saisir que Magma en 78 tours. Modelage baroque, avec des trucs bizarres qui dépassent. Séquences d'accords lumineux, plaqués (pas au hasard) sur un jazz (encore) quantique. Toboggan céleste épaulé d'une contrebasse.Voyage directe pour la contrée du néant. Disque réussissant à rester impeccable en plein cyclone, Blue Afternoon résonne si loin de son époque, qu'il s'en fait une raison, et passe à autre chose par ennui. Pas de courrier/pas d'appels/tout le monde s'en contrefout....Difficile d'aller plus loin sans suicider (à l'arme lourde) sa carrière. Perspective ne semblant pas effrayer Timothy Charles Buckley. Quasi égal de Jimi Hendrix, pour l'intensité et les brulures profondes, il n'avait d'autre solution que de risquer un définitif plantage, dans un platane aussi surréaliste que massif. En attendant, chacun aura son opinion sur Starsailor (1970) mais je vous défie d'y trouver une once de mentalité d'épicier. Augmenté de Bunk Gardner (ex séide de Zappa, et ici trop sous utilisé) aux cuivres, l'album marche avec entrain sur les traces fraiches de Miles Davis. Structures brisées et complexités rythmiques sont le nouveau mot d'ordre. La voix est partie ailleurs, réfugiée dans une série d'acrobaties irritantes, à rendre jaloux tous les Ian Gillan de la galaxie. Pour qui aime l'expérimentation débridée, Starsailor est un monument à visiter. Lester Bangs aimait beaucoup ce disque, genre de remarque qui renseigne tout de suite. Si je devais donner un avis personnel, je dirais beaucoup d'ennui au programme. Envolé la finesse captivante d'antan, place à un bulldozer désagréable qui casse sans raison ni passion. Et que dire de l'abominable Moulin Rouge, complainte de vieux cons (à moitié chanté en français) aussi gluante que l'intégrale de Maurice Chevalier. Une chose avec Tim Buckley, ne jamais croire que l'heure de la sieste est enfin arrivé. Pour le réveil en sursaut, Lorca (1970) se pose la, et vire n'importe quel amateur de roupillon de son canapé. A grands coups de tatanes dans le cul. Réputé «difficile» dans une œuvre pas vraiment complaisante, le disque (après bien des rebuffades) s’avère gorgé de qualités. Sous une forme exigeant de l'auditeur (intrigué, pour le moins) un véritable marathon de patience et d'attention. C'est un piano électrique qui préside les débats, tout au long des deux premiers (longs) morceaux, fini le coté folk. Le climat est mystérieux, brumeux. Envoutant arôme, juste assez puissant pour suggérer. La voix est (une fois de plus) en roue libre, ridiculisant la notion de tessiture, et limite énervante. Quoique, semble t-il, plus concerné que sur le disque précédent. Si on vous dérange, on peut repasser, c'est ce qu'on a envie de dire des presque huit minutes d'Anonymous Proposition. Dialogue fusionnel entre le chanteur, son guitariste (l'excellent Lee Underwood, ici à son meilleur) et la contrebasse de John Balkin. Pas une trace de percussion, destiné à donner de l'appui. Attention, tout ceci est hyper articulé, jamais coupable de ressembler à un vaseux marais improvisations hasardeuses. Naturellement, et alors qu'un embryon de lumière apparaît (les prolégomènes, aurait dit André Breton) Buckley vire à la corde, fait une embardée, et part totalement ailleurs. Balançant sans prévenir trois énormes manifestes de pétage de plomb (pression urbaine quand tu nous tiens) définitif. Et traçant une voix royale pour LA Woman, déjà. La seconde face (vieille école) sera dominé par (divine surprise) une belle guitare acoustique, doublée de son électrique cousine en ponctuation futée. Surtout, les congas de CC Collins ont la parole à nouveau, réchauffant une ambiance qui commençait à s'étioler. Dans la sono, le temps n'a plus d'importance. Statufié/statufiant, Lorca s'inscrit (en rouge) dans la trousse à pharmacie des journées pleines de trous. La suite sera au delà du triste, voyant Tim Buckley (accompagné par de sinistres squales de studio) aligner trois albums aussi faibles que banals. En même temps que sa voix commençait à mal tourner. Greetings From LA (1972) est tout juste digne d'un groupe de bar, avec ses clichés bluesy et son vague coté Stonien-graisseux. Quand à Sefronia (1973) et Look At The Fool (1974 ) une écoute sur la toile suffit. Matériel apathique, chanteur aphone, la destinée est cruelle. Celle qui nous intéresse s'est arrêté le 29/06/1975. Après une grosse séance de cuite, et une surdose de poudre maudite. Aucune crise d'hystérie médiatique, la presse d'époque se contente de l'entrefilet réglementaire. J'ai uniquement le souvenir d'un solide article, dans Rock And Folk. Genre de tartine bien épaisse (superbement rédigée) à qui, en ce temps la, on pouvait faire confiance pour se découvrir des héros maudits. Comme tout un chacun (plus que les Pink Fairies, moins que le Grateful Dead) Buckley a eu droit à son compte de live posthumes. Et deux sont solaires. Dream Letter Live In London (27/06/68) malgré un son un peu sourd, présente 120 minutes d'un concert époustouflant. Aussi intense que risqué, le jeune répertoire perd de sa préciosité et se gave d'une belle énergie. Quel courage que d'aller balancer (sans faillir) ce genre de paquet à un public plus habitué à l'électricité saturée. Deux guitares, une voix, un vibraphone, et le bassiste de Pentangle, c'est assez ( comme la baleine) pour causer d'irrémédiables cicatrices dans l'épiderme tendre. Pour être honnête, il faut signaler que leur approche du boogie (Who Do You Love) est plus proche du venin Velvetien que du tracassin Status Quo. Et ils se laissent même aller à faire un sort à You Keep Me Hangin On. Retrouvant la nudité originelle, et laissant Vanilla Fudge comme des glands, avec leur artillerie lourde. A noter que le livret a été rédigé par Lee Underwood. Travail sérieux. Live At The Foklore Center-NYC-March 6 1967, malgré des conditions d'enregistrement précaires (problèmes d'accordage) présente le chanteur seul avec sa guitare, devant 30 pèlerins, et sonne comme une oasis en enfer. Voix puissante et picking résolu meublent l'espace d'une façon presque inquiétante, tant leur mariage est réussi. C'est bien la première fois qu'on devine trace d'une influence extérieur (Dylan) chez Buckley, les albums studio en apparaissant encore plus comme des exploits herculéens. Chose intéressante, il nous est épargné les interminables causeries avec le public, si horripilantes. Enfin le DVD My Fleeting House (non sous titré, et pas facile à dénicher) sera le complément idéal de cet article. Avec des intervenant intelligents et motivés (le guitariste et le parolier) ce long documentaire se veut (est) exemplaire. Pas de glose ou de baratin, rien que du vital et du rigoureux. Comme du grand Tim Buckley, quoi.
_________________ Ni Dieu Ni Maitre
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